Des prénoms des mis en cause et de la banalisation du discours raciste
Où l'on apprend, surprise, que l'extrême-droite crée des polémiques qui n'existent pas pour faire avancer son narratif.
Parmi les polémiques qui ont suivi le drame de Crépol (https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/11/22/apres-le-meurtre-d-un-adolescent-a-crepol-l-enquete-tente-de-comprendre-la-dynamique-de-la-tragedie_6201634_3224.html), celle autour des prénoms des mis en cause pourrait paraître anecdotique. Elle me semble au contraire symptomatique du climat actuel du débat public en France où la parole raciste est normalisée.
Le JDD, sous la plume de l'inénarrable Charlotte d'Ornellas (https://www.lejdd.fr/societe/meurtre-de-thomas-crepol-ces-prenoms-quil-faudrait-taire-139898), dénonce le 26/11/2023 une omerta sur les prénoms des mis en cause du drame de Crépol à l'aide d'une habile comparaison avec une autre affaire, celle de l'agression au cutter d'un jeune jardinier (https://www.charentelibre.fr/faits-divers/video-les-bougnouls-je-suis-chez-moi-un-jardinier-de-29-ans-insulte-et-attaque-au-cutter-par-un-septuagenaire-dans-le-val-de-marne-17541021.php) où le prénom des protagonistes aurait immédiatement été rendu public. Bon, j'ai beau chercher “mourad cutter” sur Qwant, les articles de presse qui sortent ne mentionnent que le nom de l'agressé, comme à Crépol (voir https://www.streetpress.com/sujet/1700480934-tentative-egorgement-islamophobe-racisme-temoignage, https://www.leparisien.fr/val-de-marne-94/insultes-racistes-coup-de-cutter-mourad-a-frole-la-mort-un-centimetre-de-plus-et-je-netais-plus-la-20-11-2023-QL53TMVZWVD6BNOSLCS77UAB2I.php, https://www.charentelibre.fr/faits-divers/video-les-bougnouls-je-suis-chez-moi-un-jardinier-de-29-ans-insulte-et-attaque-au-cutter-par-un-septuagenaire-dans-le-val-de-marne-17541021.php, https://www.midilibre.fr/2023/11/21/video-jai-cru-partir-agression-au-cutter-insultes-racistes-mourad-le-jardinier-victime-se-confie-11593089.php, https://www.lamontagne.fr/villecresnes-94440/actualites/je-croyais-partir-mourad-un-jardinier-de-29-ans-victime-d-un-coup-de-cutter-a-la-gorge-lors-d-une-agression-raciste_14407741/). Ce mensonge grossier n'empêchera pas notre intrépide “journaliste” de tartiner des paragraphes sur les prénoms qui seraient “devenus un enjeu politique”, certains étant cachés et d'autres rendus publics, et patati et patata. Je pourrais arrêter ici mes recherches en vertu du principe de la dent d'or de Fontenelle qui énonce qu'il n'est pas la peine de se préoccuper des causes d'un fait qui n'existe pas. Mais ce principe étant manifestement peu connu de ceux qui tiennent le crachoir dans les médias, la polémique était lancée, et la suite a des implications intéressantes.
La maire LR de Romans-sur-Isère, Marie-Hélène Thoraval, a déclaré lors d'une interview sur RMC le 28/11/2023 (https://www.bfmtv.com/politique/de-ne-pas-avoir-communique-sur-les-prenoms-des-agresseurs-est-indecent-marie-helene-thoraval-maire-de-romans-sur-isere-revient-sur-l-enquete-sur-la-mort-de-thomas-a-crepol_VN-202311280269.html) qu'il était “indécent” “de ne pas avoir communiqué sur les prénoms”. Elle y affirme que parfois on communique “immédiatement” sur les prénoms, et là, non, et que cela “ne ferait que renforcer la stigmatisation”. On notera une magnifique inversion accusatoire : les racistes seraient ceux qui tairaient les prénoms. Fontenelle continue à faire des sauts de cabris dans sa tombe, personne ne cachant les prénoms, mais ça n'empêchera pas les émissions de débat d'en parler pendant deux jours. Mais au fait, cette histoire de prénoms, ça ne vous rappelle rien ?
Le 16 septembre 2018 est diffusée dans l'émission “Les terriens du dimanche” sur C8 une séquence où Eric Zemmour reproche son prénom à une chroniqueuse, Hapsatou Sy, lui affirmant que Corinne lui irait très bien et que les socialistes auraient aboli en 1993 une loi de Bonaparte qui obligerait les parents français à choisir un prénom appartenant à un saint chrétien (https://www.liberation.fr/checknews/2018/09/19/qu-a-vraiment-dit-eric-zemmour-a-hapsatou-sy-sur-le-plateau-des-terriens-du-dimanche_1679740). Dans une autre séquence coupée au montage, il a également déclaré que “c'est votre prénom qui est une insulte à la France. La France n'est pas une terre vierge. C'est une terre avec une Histoire, avec un passé. Et les prénoms incarnent l'Histoire de la France.” Là aussi, Fontenelle fait des sauts de cabris dans sa tombe, car la loi de 1803 de Bonaparte ne dit pas ce que prétend Eric Zemmour (https://www.rtl.fr/actu/politique/polemique-sur-les-prenoms-qu-est-ce-que-la-loi-de-1803-defendue-par-zemmour-7900072054) : elle autorise “les noms en usage dans les différents calendriers, et ceux des personnages connus de l’histoire ancienne”. Fichtre, encore une fausse information sur les prénoms venant de l'extrême-droite, décidément !
Mais l'histoire ne s'arrête pas à un énième mensonge d'Eric Zemmour sur l'histoire de France : pour ses propos à Hapsatou Sy, il a été condamné pour injure publique à caractère raciste début 2023 (https://www.mediapart.fr/journal/france/120123/eric-zemmour-condamne-pour-injure-raciste-contre-l-ex-animatrice-hapsatou-sy). Car oui, ramener une personne de quelque façon que ce soit à des origines réelles ou supposées, c'est du racisme, et c'est condamné par la loi.
Mais alors que peuvent bien avoir à l'esprit ceux qui ont lancé ou relayé cette polémique sur les prénoms des agresseurs de Crépol ? Quel intérêt peuvent bien avoir les prénoms des mis en cause ? Dans la plupart des grandes affaires criminelles, le nom des victimes et du mis en examen sont connus, Guy Georges, Michel Fourniret, Omar Raddad, etc. car on raconte leur histoire en long en large et en travers, on suit leurs procès, et il est naturel de les nommer. Parfois, ils sont trop nombreux, on parle alors des victimes de la tuerie de Chevaline, ou des disparus de Mourmelon, mais tout ça ne relève que de questions purement pratiques. En dehors de ces cas, je ne vois aucune autre raison de s'intéresser au prénom des mis en cause que de déduire leurs motivations d'une origine réelle ou supposée. Et ça, c'est du racisme.
On pourrait m'objecter que dans l'attaque au cutter, on connait le prénom de l'agressé, Mourad, mais grâce à la vidéo, on sait que l'agression est à caractère raciste puisque l'assaillant parle de “sale bougnoule” ; le prénom de la victime devient alors une information pertinente. L'enquête de Crépol révèlera peut-être que l'attaque était motivé par du racisme. Ou par un stupide emballement causé par l'alcool, ou une histoire de bandes rivales réelles ou supposées, ou je ne sais quoi d'autre. Le prénom des mis en cause, leur religion, la communauté ou la bande à laquelle ils croient appartenir, opposée à la communauté ou la bande à laquelle ils croyaient que la victime appartenait, deviendront peut-être des informations pertinentes. Ou pas.
En attendant, sur fond de fausse information, on laisse dans les médias se répandre une parole raciste, condamnée par la loi, et, en l'état actuel de mes recherches, sans que personne ne réagisse ou ne porte plainte. Les barrage électoraux sont inutiles : c'est dans les esprits qu'il faut reconstruire les barrages que des années de matraquage médiatique ont fait sauter.